L’ÉTE

 

 

J’ai passé la plus grande partie de l’été dans un état de stupeur, assis dans mon bureau, ou bien dans de nouveaux restaurants, ou chez moi, devant le magnétoscope, ou sur la banquette arrière des taxis, ou dans de nouvelles boîtes de nuit, ou des théâtres, ou dans le loft de Hell’s Kitchen, ou bien dans de nouveaux restaurants. Quatre catastrophes aériennes majeures, cet été, dont l’essentiel a été filmé en vidéo, presque comme si ces accidents avaient été prévus, et diffusé sans fin à la télévision. Les avions ne cessaient de s’écraser au ralenti sur l’écran, après quoi suivaient d’innombrables vues des épaves, sous tous les angles, et toujours les mêmes images du carnage, des débris calcinés, ensanglantés, et des sauveteurs en larmes extirpant des morceaux de corps. J’ai essayé le déodorant for men d’Oscar de la Renta, qui m’a provoqué une légère éruption cutanée. Un film est sorti à grand bruit. Le sujet en est un minuscule insecte parlant, et il a rapporté plus de deux cent millions de dollars. Les Mets ont fait une mauvaise saison. Les clochards et les SDF semblent s’être multipliés en août, et des rangées de malheureux, de malades et de vieux s’alignaient tout au long des rues. J’ai trop souvent demandé, à trop d’associés, dans trop de nouveaux restaurants trop tapageurs, avant de les emmener voir Les Misérables, s’ils n’avaient pas vu The Toolbox Murders sur HBO, et toute la table me regardait en silence, un long moment, et je toussais poliment et demandais l’addition au serveur, ou un sorbet ou, si nous étions au milieu du repas, une autre bouteille de San Pellegrino, avant de conclure : « Non ? C’est un très bon film. » Ma carte American Express platine était tellement usée qu’elle s’est autodétruite, se cassant net en deux à l’issue d’un de ces dîners avec deux associés que j’avais emmenés au Restless et Young, le nouveau restaurant de Pablo Lester, à Central Park South, mais j’avais assez de liquide dans mon portefeuille en peau de gazelle pour régler l’addition. Quant au Patty Winters Show, ils n’ont passé que des rediffusions. La vie était une toile blanche, un cliché, une mauvaise pièce. Je sentais la mort au bout de mes mains, j’étais au bord de la frénésie. Ma soif nocturne de sang envahissait maintenant mes journées, et j’ai dû quitter la ville. Mon masque de normalité était sur le point de s’effondrer. Pour moi, c’était la saison sanglante, et il me fallait prendre un congé. Il fallait que je parte dans les Hamptons.

J’en ai parlé à Evelyn et telle une araignée, elle a accepté.

La maison dans laquelle nous nous sommes installés était en fait celle de Tim Price, dont Evelyn avait les clefs, je ne sais pour quelle raison mais, vu mon état d’abrutissement, je n’ai pas demandé de détails.

La maison de Tim est située au bord de l’eau, à East Hampton. Elle est dotée de nombreux pignons et comporte quatre étages reliés par un escalier en métal galvanisé orné de motifs qui m’apparurent tout d’abord dans le style du Sud-Ouest, mais en fait pas du tout. La cuisine est une pièce de cent mètres carrés, dans le plus pur style minimaliste ; tout sur un seul mur : deux énormes fours, des placards massifs, une chambre froide, un réfrigérateur à trois portes. Un élément d’acier inoxydable, dessiné spécialement, la sépare en trois espaces. Sur les neuf salles de bains, quatre sont ornées de peintures en trompe l’œil, et cinq de têtes de bélier anciennes en plomb, accrochées au-dessus des lavabos, et qui sont les robinets. Lavabos, baignoires et douches sont de marbre antique, et le dallage est composé d’une minuscule mosaïque de marbre. Au-dessus de la baignoire principale, une télévision est encastrée dans une alcôve. Il y a une chaîne stéréo dans chaque chambre. La maison contient également douze lampadaires de Frank Lloyd Wright, quatorze fauteuils club de Josef Heffermann, deux murs entiers de cassettes vidéo, et un de disques compacts rangés sur des rayonnages de verre. Dans le hall est accroché un lustre d’Eric Schmidt, sous lequel se dresse un portemanteau perroquet en acier de chez Atomic Ironworks, signé d’un jeune sculpteur dont je n’ai jamais entendu parler. La pièce contiguë à la cuisine comporte une table ronde, fabriquée en Russie au dix-neuvième siècle, mais pas de chaise. Sur les murs, partout, des photos spectrales de Cindy Sherman. Il y a une salle de gym. Il y a huit dressings, cinq magnétoscopes, une table de dîner Noguchi en verre et noyer, une console signée Marc Schaffer, un fax. Un arbre artificiel dans la chambre de maître, à côté d’une banquette de fenêtre Louis XVI. Une toile de Eric Fischl, au-dessus d’une des cheminées de marbre. Un court de tennis. Deux saunas et un jacuzzi dans un petit pavillon au bord de la piscine, dont le fond est bitumé. Des colonnes de pierre aux endroits les plus inattendus.

J’ai vraiment fait en sorte que tout se passe bien, durant les semaines que nous avons passées là-bas. Evelyn et moi faisions de la bicyclette, du jogging, du tennis. Nous parlions d’un voyage dans le sud de la France, ou en Ecosse ; nous projetions de traverser l’Allemagne en voiture, pour visiter les opéras intacts. Nous faisons de la planche à voile. Nos sujets de conversation étaient toujours romantiques : la lumière sur Long Island, la lune qui se lève en octobre sur les collines de Virginie. Nous prenions nos bains ensemble, dans les vastes baignoires de marbre, et le petit déjeuner au lit, blottis sous des couvertures de cashmere, après que j’eus préparé dans une cafetière Melior le café importé que je versais dans des tasses Hermès. Je la réveillais avec un bouquet de fleurs fraîchement coupées. Je glissais des petits mots dans son sac Vuitton, lorsqu’elle se rendait à Manhattan pour son masque hebdomadaire. Je lui avais acheté un petit compagnon, un petit chowchow noir, qu’elle avait appelé NutraSweet, et qu’elle nourrissait de truffes au chocolat de régime. Je lui lisais de longs extraits de Docteur Jivago et de L’Adieu aux Armes (mon roman de Hemingway favori). Je louais en ville les films que Price n’avait pas, surtout des comédies des années trente, que nous passions sur l’un des nombreux magnétoscopes, notre préférée étant Roman Holidays, que nous avons regardé deux fois. Nous écoutions Frank Sinatra (uniquement les disques des années cinquante) et le After Midnight de Nat King Cole, que Tim possédait en CD. Je lui achetais de la lingerie de luxe, qu’elle portait parfois.

Après un bain de minuit, nus, nous revenions vers la maison, tremblants, drapés dans d’immenses serviettes Ralph Lauren, et mangions une omelette et des nouilles à l’huile d’olive, aux truffes et aux champignons ; nous préparions des soufflés aux poires pochées et de la salade de fruits à la cannelle, de la polenta grillée au saumon au poivre, des sorbets à la pomme et aux fruits rouges, du mascarpone, des haricots rouges au riz enrobés de feuilles de romaine, de la sauce mexicaine et de la raie pochée au vinaigre balsamique, du gaspacho glacé et du risotto parfumé à la betterave, au citron vert, aux asperges et à la menthe, et buvions du citron pressé, du Champagne, ou de vieilles bouteilles de Château-Margaux. Mais nous avions vite abandonné la musculation et les longueurs de natation, et Evelyn finit par ne plus se nourrir que des truffe au chocolat de régime que NutraSweet avait laissées, se plaignant d’avoir pris du poids. Certaines nuits, il m’arrivait de traîner tout au long des plages, déterrant de petit crabes et mangeant du sable à pleines poignées  – au milieu de la nuit, à l’heure où le ciel était si clair que l’on pouvait voir tout le système solaire, où, sous cette lumière, la plage ressemblait à un paysage lunaire. Je ramenai même à la maison une méduse échouée que je fis cuire au micro-ondes, tôt le matin, avant l’aube, pendant qu’Evelyn dormait, et donnai au chien ce que je n’avais pas mangé.

Sirotant du bourbon, puis du Champagne, dans des verres ballon gravés de motifs cactus qu’Evelyn disposait sur des sous-verres d’argile séchée, et dans lesquels elle mélangeait le cassis à l’aide d’un stick en papier mâché, en forme de piment vert, je me prélassais, imaginant que je tuais quelqu’un avec un bâton de ski Allsop Racer, ou contemplais la girouette ancienne accrochée au-dessus de la cheminée, me demandant, l’œil hagard, si je pourrais m’en servir pour poignarder quelqu’un, puis je me plaignais à haute voix, qu’Evelyn fût dans la pièce ou non, que nous n’ayons pas réservé au Stratford Inn de Dick Loudon. Bientôt, Evelyn ne parla plus que de régimes et de chirurgie plastique. Elle fit venir un masseur, une espèce de pédale effrayante qui vivait un peu plus loin sur la route avec un éditeur célèbre et qui me fit ouvertement des avances. Durant la dernière semaine, Evelyn retourna trois fois en ville, une fois pour une manucure, une pédicure, et un masque, la deuxième fois pour un entretien de psychothérapie chez Stephanie Herman, et la troisième pour consulter son astrologue.

— Pourquoi prends-tu l’hélicoptère ? chuchotais-je.

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? piaillait-elle, faisant sauter dans sa bouche une autre truffe diététique. Louer une Volvo ?

Quand elle était absente, je vomissais  – histoire de dire — dans les pots rustiques en terre cuite qui bordaient le patio du devant, ou descendais en ville avec l’abominable masseur et achetais des lames de rasoir. Le soir, je posais une applique en faux bitume et fil d’aluminium de Jerry Kott sur la tête d’Evelyn, trop défoncée à l’Halcion pour pouvoir s’en débarrasser, et je riais bien en voyant l’applique se soulever régulièrement au rythme de sa respiration, mais bientôt cela commença de m’attrister, et je cessai de recouvrir la tête d’Evelyn avec l’applique.

Rien ne parvenait à m’apaiser. Très vite, tout me paraissait ennuyeux : le soleil qui se levait, la vie des héros, l’amour, la guerre, les découvertes que l’on fait les uns des autres. La seule chose qui ne m’ennuyât pas, bien évidemment, c’était combien d’argent gagnait Tim, et même, au-delà de cet intérêt évident, cela m’ennuyait quand même. Il n’y avait pas en moi une seule émotion précise, identifiable, si ce n’est la cupidité et, peut-être, un dégoût absolu. Je possédais tous les attributs d’un être humain  – la chair, le sang, la peau, les cheveux —, mais ma dépersonnalisation était si profonde, avait été menée si loin, que ma capacité normale à ressentir de la compassion avait été annihilée, lentement, consciemment effacée. Je n’étais qu’une imitation, la grossière contrefaçon d’un être humain. Seul un recoin obscur de mon cerveau fonctionnait encore. Quelque chose d’horrible était en train d’arriver, et je ne pouvais déterminer quoi, je ne pouvais arriver à poser le doigt dessus. La seule chose qui m’apaisait, c’était le son rassérénant des glaçons qui tombent dans un verre de J&B. Je finis par noyer le chow-chow ; Evelyn ne s’aperçut même pas de sa disparition, pas même quand je l’eus jeté dans la chambre froide, enveloppé dans un de ses pull-overs de chez Bergdorf Goodman. Nous dûmes quitter les Hamptons car je me retrouvais régulièrement debout à côté de notre lit, dans les heures qui précédent l’aube, serrant un pic à glace dans mon poing crispé, attendant qu’Evelyn ouvre les yeux. Un matin, tandis que nous prenions le petit déjeuner, je lui suggérai de rentrer. Elle fut d’accord et, le dernier dimanche de septembre, nous retournions à Manhattan en hélicoptère.

 

 

 

LES FILLES

 

 

— J’ai trouvé le saumon à la menthe et aux haricots noirs vraiment très... tu vois, dit Elizabeth, pénétrant dans le salon, lançant au loin ses escarpins Maud Frizon en daim et satin, et se laissant tomber sur le divan, tout cela en un seul mouvement plein de grâce. « Très très bon, mais mon Dieu, Patrick, que c’était donc cher. » D’ailleurs, c’était de la pseudo-nouvelle cuisine, ajoute-t-elle d’un ton agressif, l’air mauvais.

— Est-ce que j’ai rêvé, ou bien y avait-il des poissons rouges sur les tables fais-je, dégrafant mes bretelles Brooks Brothers, tout en cherchant une bouteille de sauvignon blanc dans le réfrigérateur. En tout cas, moi, j’ai trouvé l’endroit assez classe.

Christie s’est installée sur le canapé, long et vaste, loin d’Elizabeth, qui s’étire paresseusement.

— Classe ? s’exclame-t-elle. Mais Patrick, Donald Trump prend ses repas là-bas.

Je trouve la bouteille, la pose sur le bar et, avant de chercher le tire-bouchon, lui lance un regard sans expression. « Oui ? C’est de l’ironie ? »

— À ton avis ? marmonne-t-elle. Puis elle fait « Ha ! » si fort que Christie sursaute.

— Où travailles-tu, à présent, Elizabeth ? m’enquiers-je, refermant le tiroir. Dans une boutique Polo, un truc comme ça ?

Elizabeth éclate de rire. « Je n’ai pas besoin de travailler, Bateman », dit-elle, tandis que j’ouvre l’Acacia, ajoutant d’une voix morose, après un silence : « Si quelqu’un doit savoir l’impression que cela fait, c’est bien toi, Mr. Wall Street », tout en vérifiant son rouge à lèvres à l’aide d’un compact Gucci ; évidemment, il est parfait.

— Qui a voulu aller là, de toute manière ? fais-je, changeant de sujet. Je verse du vin aux filles et me prépare un J&B on the rocks, avec un peu d’eau. « Je parle du restaurant. »

— Carson. Ou Robert, peut-être, dit Elizabeth en haussant les épaules puis, fermant son compact d’un geste sec, elle regarde Christie avec insistance : Vraiment, je suis certaine de vous avoir déjà vue. Êtes-vous allée à Dalton ?

Christie secoue la tête. Il est presque trois heures du matin. J’écrase une tablette d’Ecstasy et la regarde se dissoudre dans le verre de vin que j’ai l’intention d’offrir à Elizabeth. Ce matin, le thème du Patty Winters Show était : ‘‘Les Gens Qui Pèsent Plus De Trois Cents Kilos : Que Pouvons-Nous Faire Pour Eux ?’’ J’allume la lumière de la cuisine, prends deux autres tablettes de drogue dans le congélateur, éteins la lumière.

Elizabeth est une créature de vingt ans qui pose parfois pour les pubs Georges Marciano. Elle est issue d’une vieille famille de banquiers de Virginie. Nous avons dîné avec deux amis à elle, Robert Farrell, vingt-sept ans, qui a derrière lui une carrière plutôt vague dans la finance, et Carson Whitall, qui l’accompagnait. Robert portait un costume de laine Belvest, une chemise de coton à poignet mousquetaire Charvet, une cravate Hugo Boss en crêpe de soie à motifs abstraits et des Ray-Ban noires qu’il a tenu à garder pendant le dîner. Carson portait un tailleur Saint Laurent Rive Gauche, un collier de perles et des boucles d’oreilles assorties en perles et diamants, de chez Harry Winston. Nous avons dîné au Free Spin, le nouveau restaurant d’Albert Lioman, du côté de Flatiron, puis la limousine nous a conduits au Nell’s. Là, je les ai quittés, assurant Elizabeth, furieuse, que je revenais tout de suite, et j’ai demandé au chauffeur de me conduire dans le quartier des conserveries, où j’ai ramassé Christie. Je lui ai dit d’attendre dans la limousine dont j’ai verrouillé les portières, tandis que je retournais au Nell’s, où j’ai pris quelques verres avec Elizabeth, Carson et Robert, dans un des box du devant, qui était libre car, ce soir, il n’y avait pas une seule célébrité dans la salle — mauvais signe. Enfin, à deux heures et demie, comme Carson, ivre, se vantait de dépenser chaque mois une fortune en fleurs coupées, Elizabeth et moi nous sommes éclipsés. Elle était si furieuse, à propos de quelque chose que Carson lui avait dit avoir vu dans le dernier Women’s Wear, qu’elle n’a même pas posé de question en constatant la présence de Christie.

En revenant vers le Nell’s, Christie m’avait avoué être encore un peu secouée à la suite de notre dernière séance, ajoutant qu’elle avait des rendez-vous très importants, ce soir, mais il était impossible de refuser la somme que je lui avais proposée. De plus, je lui ai promis que rien de ce genre ne se reproduirait. Elle était encore un peu effrayée, mais quelques coups de vodka dans le fond de la limousine, plus l’argent que je lui avais déjà donné, plus de mille six cents dollars, ont eu un effet calmant, et elle s’est détendue. Sa mauvaise volonté m’excitait. Elle s’est comportée comme une vraie petite chatte quand je lui ai tendu d’abord de l’argent liquide — six billets de cent attachés par une pince à billets Hughlans en argent — mais, une fois dans la limousine, elle a dit qu’elle serait peut-être obligée d’avoir recours à la chirurgie, après ce qui s’était passé, ou à un avocat, et je lui ai donc fait un chèque au porteur de mille dollars, sans la moindre crise d’angoisse ni rien, car je sais bien qu’il ne sera jamais débité. Détaillant Elizabeth à présent, chez moi, je remarque à quel point elle est gâtée par la nature, entre le cou et l’estomac, sur le devant, et j’espère bien, une fois que l’Ecstasy aura fait son effet, convaincre les deux filles de faire des saloperies devant moi.

Elizabeth demande à Christie si elle n’a jamais rencontré un enfoiré du nom de Spicey, ou si elle n’est jamais allée au Bar. Christie secoue la tête. Je tends le sauvignon blanc chargé à l’Ecstasy à Elizabeth qui contemple Christie comme si celle-ci débarquait de Neptune et, s’étant remise de l’aveu de Christie, elle bâille et déclare : « De toute façon, le Bar est pourri, à présent. C’est une horreur. J’y suis allée pour la soirée d’anniversaire de Malcolm Forbes. Oh, mes enfants, par pitié. » Elle écluse son verre de vin, fait la grimace. Je m’assois sur une des chaises Sottsass en chêne et chrome, et tends le bras vers le seau à glace posé sur la table basse à dalle de verre, calant bien la bouteille afin qu’elle se refroidisse plus vite. Instantanément, Elizabeth la reprend et se sert un autre verre de vin. Je la reprends, disparaît dans la cuisine et fait dissoudre deux nouvelles tablettes d’Ecstasy dans la bouteille avant de la rapporter au salon. Christie déguste son verre de vin non traité, l’air maussade, essayant de ne pas garder les yeux baissés sur le sol ; elle paraît toujours effrayée et, trouvant le silence insupportable ou accusateur, elle demande à Elizabeth comment elle a fait ma connaissance.

— Oh, mon Dieu, commence Elizabeth, gémissant, feignant d’évoquer un souvenir gênant, j’ai rencontré Patrick au... mon Dieu, au Derby du Kentucky en 86... non 87, et... elle se tourne vers moi : Tu traînais avec cette petite nana, Alison quelque chose... Stoole ?

— Poole, ma chérie, fais-je, très calme. Alison Poole.

— Ouais, c’est ça. Une créature d’enfer, ajoute-t-elle, avec une ironie non dissimulée.

— Qu’est-ce que tu entends par là ? fais-je, froissé. Effectivement, elle était d’enfer.

Se tournant vers Christie, Elizabeth émet ce commentaire malheureux : « Si vous aviez une carte American Express, elle vous faisait une pipe », et je prie pour que Christie ne lui réponde pas, l’œil rond : « Mais nous ne prenons pas les cartes de crédit. » Pour m’assurer que cela n’arrive pas, j’interviens, m’exclamant : « Oh, arrête tes conneries » avec une plaisante familiarité.

— Écoutez, dit Elizabeth, s’adressant à Christie, tenant son poignet comme une pédale racontant le dernier potin, cette fille travaillait dans un institut de bronzage, et vous, qu’est-ce que vous faites ? tout cela d’une seule traite, sans changer de ton.

Au bout d’un long silence — Christie de plus en plus rouge, de plus en plus effrayée —, je dis : C’est... C’est ma cousine.

Elizabeth enregistre la nouvelle, posément. « Mmmm-mmmm ? » fait-elle.

Nouveau silence. « Elle vient de... de France », dis-je.

Elizabeth me jette un regard sceptique — comme si j’étais complètement cinglé, en fait — et décide enfin de ne pas insister. « Où est ton téléphone ? demande-t-elle. Il faut absolument que j’appelle Harley. »

Je file à la cuisine et reviens avec le téléphone sans fil, dont je tire l’antenne. Elle compose le numéro, puis regarde fixement Christie, attendant que l’on décroche, « Où passez-vous l’été ? demande-t-elle. À Southampton ? »

Christie me regarde, revient sur Elizabeth, et répond « Non », d’une voix tranquille.

— Oh non, vagit Elizabeth. C’est son répondeur.

— Elizabeth, dis-je, consultant ma Rolex, il est trois heures du matin.

— Mais c’est un fumier de dealer, dit-elle, exaspérée. C’est l’heure du coup de feu, pour lui.

— Ne lui dis pas que tu es ici, dis-je, vaguement menaçant.

— Pourquoi veux-tu que je le lui dise ? D’un geste aveugle, elle saisit son verre de vin et le vide entièrement, puis fait la grimace. « Drôle de goût. » Elle regarde l’étiquette, hausse les épaules. « Harley ? C’est moi. J’aurais besoin de tes services. Tu comprends ça comme tu veux. Je suis au... » Elle me lance un coup d’œil.

— Chez Marcus Halberstam, dis-je dans un souffle.

— Qui ? Elle se penche en avant, avec un sourire méchant.

— Mar-cus Hal-ber-stam.

— C’est le numéro que je veux, imbécile. Elle me fait signe de laisser tomber et reprend : « Bon, je suis chez Mark Hammerstein, je te rappelle plus tard, et si je ne te vois pas au Canal Bar demain soir, je te colle mon coiffeur au cul. Bon Voyage. Comment est-ce qu’on raccroche ce truc ? » fait-elle, repliant l’antenne et pressant le bouton ‘‘Off’’ d’une main experte, avant de jeter l’appareil sur une des chaises Schrager, que j’ai tirée près du juke-box.

— Tu vois, dis-je, souriant, tu l’as fait.

Vingt minutes plus tard, Elizabeth se tortille sur le divan, l’air gêné, tandis que je tente de la forcer à faire l’amour avec Christie devant moi. Ce qui n’était au départ qu’une idée en l’air est à présent au tout premier plan de mes préoccupations. J’insiste. Christie, impassible, regarde fixement une tache que je n’avais pas remarquée sur le parquet de chêne clair, son verre de vin à peine entamé.

— Mais je ne suis pas lesbienne, proteste à nouveau Elizabeth, avec un petit rire. Les filles ne m’intéressent pas.

— C’est un ‘‘non’’ définitif ? fais-je, regardant son verre, puis la bouteille de vin, presque vide.

— Mais, qu’est-ce qui t’a fait croire que j’étais comme ça ? demande-t-elle. Grâce à l’Ecstasy, sa question n’est pas dénuée d’arrière-pensée. Elle paraît réellement intéressée. Je sens son pied qui se frotte contre ma cuisse. Assis sur le divan entre les deux filles, je lui masse le mollet.

— Eh bien, déjà le simple fait que tu sois allée à Sarah Lawrence. On ne sait jamais,

— Mais si tu les voyais, à Sarah Lawrence, ce sont de vrais types, dit-elle en riant, se frottant plus fort, faisant naître une friction, une chaleur, tout ce qu’on voudra.

— Écoute, je suis désolé, mais je n’ai pas rencontré beaucoup de types qui se promenaient dans la rue en collant.

— Et toi, Patrick, tu es bien allé à Patrick, je veux dire à Harvard, oh mon Dieu, je suis dans un état... Enfin, bon, je veux dire... Elle s’interrompt, prend une profonde inspiration, marmonne quelque chose d’incompréhensible, disant qu’elle se sent dans un état bizarre, ferme les yeux, ouvre les yeux, et demande : Tu n’aurais pas de la coke ?

Je fixe son verre, remarquant que l’Ecstasy a légèrement altéré la couleur du vin. Suivant mon regard, elle en prend une gorgée, comme si c’était un élixir quelconque, qui pourrait apaiser son agitation grandissante. Elle renverse la tête en arrière contre un des coussins, les yeux vagues. « Ou de l’Halcion ? Je prendrais bien un Halcion. »

— Écoute, j’aimerais simplement vous regarder faire... toutes les deux... fais-je d’une voix innocente. Quel mal y a-t-il à cela ? Il n’y a aucun risque.

— Patrick, tu es fou, dit-elle en riant.

— Allez... Tu ne trouves pas Christie séduisante ?

— Pas d’indécence, s’il te plaît », dit-elle. Mais la drogue fait son effet, et je sens bien qu’elle est émoustillée, quoi qu’elle en dise. « Je ne suis pas d’humeur à raconter des cochonneries. »

— Allez... Je suis sûr que ça va être excitant.

— Il fait ça à chaque fois ? demande Elizabeth à Christie.

Je lui jette un coup d’œil.

Christie hausse les épaules sans se compromettre, examinant le dos d’un disque compact qu’elle pose sur la table, à côté de la chaîne stéréo.

— Es-tu en train de me dire que tu n’as jamais fait ça avec une fille ? fais-je, touchant un bas noir, et une jambe au-dessous.

— Mais je ne suis pas lesbienne, répète-t-elle avec insistance. Et non, jamais, pour répondre à ta question.

— Jamais ? fais-je, haussant les sourcils. Eh bien, il faut un début à tout...

— Tu me fais me sentir bizarre, gémit Elizabeth, n’arrivant plus à contrôler les traits de son visage.

— Moi, sûrement pas, fais-je, choqué.

Elizabeth et Christie, nues, font l’amour sur mon lit, toutes lumières allumées. Installé dans le fauteuil Louis Montoli, à côté, je les regarde attentivement, modifiant de temps à autre la position des corps. À présent, je fais allonger Elizabeth sur le dos, les jambes levées, aussi largement écartées que possible, puis je fais baisser la tête à Christie et lui fait lécher son con — non pas sucer, mais laper, comme un chien assoiffé — tout en lui tripotant le clito, puis elle glisse deux doigts de l’autre main dans le con mouillé et dilaté, à la place de sa langue, avant de les fourrer de force, trempés, dans la bouche d’Elizabeth et lui fais sucer et mordre les seins lourds, épanouis, qu’Elizabeth presse dans sa bouche, avant de leur dire de s’embrasser à fond, et Elizabeth, affamée, prend dans sa bouche, comme un animal, la langue qui vient de lécher son petit con rose, et toutes deux commencent à se frotter l’une contre l’autre, déchaînées, écrasant leur con l’un contre l’autre, Elizabeth poussant des gémissements sonores et entourant de ses jambes les hanches de Christie, cambrée sous elle, les jambes écartées de telle manière que, de derrière, je vois son con mouillé et dilaté avec, au-dessus, son petit trou du cul rose et glabre.

Christie se redresse, se retourne et, toujours sur elle, écrase son con sur le visage d’Elizabeth qui suffoque et bientôt, comme dans un film, comme deux animaux, toutes deux commencent à se lécher et à se doigter fiévreusement le con. Elizabeth, le visage complètement rouge, les muscles de son cou saillant comme ceux d’une folle, tente d’enfouir sa tête dans le sexe de Christie puis, lui écartant les fesses, se met à lui lécher le trou à petits coups de langue, en émettant des sons gutturaux. « Ouais, dis-je d’un voix monocorde, fourre-lui ta langue dans le cul, à cette salope. »

Entre-temps, j’ai enduit de vaseline un gros godemiché blanc, attaché à une ceinture. Me levant, je sépare Christie d’Elizabeth qui se tortille sur le lit de manière imbécile, et lui attache le godemiché autour de la taille, avant de retourner Elizabeth et de la mettre à quatre pattes, pour que Christie la baise comme un chien, tandis que je lui doigte le con, puis le clito, puis l’anus, qu’elle a si dilaté, si trempé de la salive d’Elizabeth que je parviens sans effort à y glisser l’index, autour duquel ses sphincters se contractent, puis se relâchent, puis se contractent de nouveau. Je dis à Christie de retirer le godemiché du con d’Elizabeth, puis à Elizabeth de se coucher sur le dos, pour que Christie la baise dans la position du missionnaire. Elizabeth se doigte le clito tout en embrassant Christie comme une folle puis, malgré elle, elle rejette la tête en arrière, les jambes autour des hanches de Christie qui s’agitent, les traits tendus, la bouche ouverte, barbouillée de rouge à lèvres mélangé à la mouille de Christie, et de crier « Oh mon Dieu je jouis je jouis baise-moi je jouis », car je leur ai dit à toutes deux de me prévenir quand elles atteindraient l’orgasme, et très audiblement surtout.

Bientôt c’est au tour de Christie, et Elizabeth, ayant mis le godemiché avec empressement, baise le con de Christie, tandis que je lui écarte le trou du cul et lui fourre la langue dedans, mais elle me repousse bientôt, et se met à se doigter désespérément. Puis Christie remet le godemiché et encule Elizabeth qui continue de se tripoter le clito, tendant son cul au godemiché, poussant des grognements, et jouissant de nouveau. Après avoir retiré le godemiché de son trou du cul, je le fais sucer à Elizabeth avant qu’elle ne le remette pour le fourrer sans difficulté dans le con de Christie, allongée sur le dos et dont, pendant ce temps, je lèche les seins, suçant avidement les mamelons qui rougissent et se raidissent. Je continue de les doigter un peu pour qu’ils demeurent ainsi. Durant tout ce temps, Christie a gardé les cuissardes de daim de chez Henri Bendel que je lui ai fait mettre.

Elizabeth, nue, s’échappe de la chambre, déjà ensanglantée, avançant avec difficulté. Ce qu’elle crie est incompréhensible. J’ai eu un orgasme prolongé, intense, et je me sens les genoux faibles. Nu également, je lui crie : « Espèce de salope, espèce de raclure de salope » et, comme l’essentiel du sang vient de ses pieds, elle dérape, parvient à se relever, et je brandis vers elle le couteau de boucher déjà humide que je tiens serré dans ma main droite, lui tailladant maladroitement le cou par-derrière, coupant quelque chose, des veines peut-être. Comme je la frappe une deuxième fois, tandis qu’elle tente de s’échapper, filant vers la porte, le sang gicle jusque dans le salon, à l’autre bout de l’appartement, éclaboussant les panneaux de verre armé et placage de chêne, dans la cuisine. Elle tente de fuir en avant, mais je lui ai coupé la veine jugulaire et le sang jaillit en tous sens, nous aveuglant tous deux un instant, et je bondis sur elle pour tenter enfin de l’achever. Elle se retourne vers moi, le visage tordu par l’angoisse, et comme je lui donne un coup de poing dans l’estomac, ses jambes se dérobent sous elle, et elle tombe à terre. Je me glisse près d’elle. Après que je l’ai poignardée encore cinq ou six fois — le sang gicle par saccades ; je me penche pour respirer son parfum —, ses muscles se raidissent, deviennent rigides, et elle entre en agonie ; un flot de sang rouge sombre inonde sa gorge, elle se met à gigoter, comme si elle était attachée, ce qui n’est pas le cas, et je suis obligé de la maintenir au sol. Sa bouche se remplit de sang, qui ruisselle en cascade sur ses joues, sur son menton. Les spasmes qui agitent son corps évoquent ce que j’imagine être une crise d’épilepsie, et je lui tiens la tête, frottant ma queue, raide et couverte de sang, sur son visage suffocant, jusqu’à ce qu’elle ne bouge plus.

Retour dans la chambre. Christie est allongée sur le lit japonais, attachée aux pieds du lit, ficelée avec une corde, les bras au-dessus de la tête, des pages du Vanity Fair du mois dernier enfoncées dans sa bouche. Deux câbles électriques, reliés à une batterie, sont fixés sur ses seins, qui ont pris une teinte marron. Tout à l’heure, je me suis amusé à lui laisser tomber sur le ventre des allumettes enflammées du Relais et Elizabeth, déchaînée et ayant vraisemblablement abusé de l’Ecstasy, m’a prêté main-forte, avant que je ne me retourne vers elle pour mordiller la pointe d’un de ses seins, l’arrachant finalement d’un coup de dents et l’avalant, incapable de me contrôler. Pour la première fois, je m’aperçois à quel point le corps de Christie est, ou était, petit et délicat. Je me mets à lui travailler les seins avec une paire de pinces, puis les réduis en bouillie à grands coups rapides. Les pinces sifflent dans l’air ; elle crache les pages de magazine, tente de me mordre la main, et je ris tandis qu’elle meurt, non sans s’être mise à pleurer, après quoi ses yeux se révulsent, et elle s’enfonce dans quelque rêve d’horreur.

Au matin, pour je ne sais quelle raison, les mains meurtries de Christie sont enflées... grosses comme un ballon de football, les doigts indiscernables du reste de la main. Son corps électrocuté dégage une odeur révoltante, et je suis obligé de relever les stores vénitiens que les seins de Christie, en explosant sous les secousses électriques, ont éclaboussés de graisse brûlée, et d’ouvrir les fenêtres pour aérer la pièce. Ses yeux sont fixes, écarquillés, sa bouche noire, sans lèvres. Il y a aussi un trou noir, là où devrait être le vagin (bien que je ne me souvienne pas avoir fait quoi que ce soit avec), et ses poumons sont visibles, sous les côtes carbonisées. Ce qui reste du corps d’Elizabeth gît en tas dans un coin du salon. Il lui manque le bras droit, et de gros morceaux de jambe droite. Sa main gauche, tronçonnée, est posée, crispée, sur le plan de travail de la cuisine, dans une petite flaque de sang, et sa tête sur la table. Le visage couvert de sang, malgré la paire de lunettes de soleil Alain Mikli qui cache ses yeux énucléés, semble faire une grimace de mécontentement. Au bout d’un moment, je suis fatigué de la regarder et, bien que je n’aie absolument pas dormi cette nuit et que je sois absolument épuisé, j’ai rendez-vous pour déjeuner à une heure, à l’Odéon, avec Jem Davies et Alana Burton. C’est un rendez-vous très important pour moi, et je réfléchis intensément pour savoir si je dois annuler ou non.

 

 

 

FACE AU PEDE

 

 

L’automne. Un dimanche, vers quatre heures de l’après-midi. Je suis chez Barney, en train d’acheter des boutons de manchette. Vers deux heures et demie, après un brunch morose, tendu, face au cadavre de Christie, je me suis rendu au magasin et me suis précipité vers le comptoir central, disant à un vendeur : « Il me faut un fouet. Vraiment. » Outre les boutons de manchette, j’ai acheté une mallette de voyage en autruche doublée de vinyle avec double fermeture éclair, un pot à pilules ancien, en argent, crocodile et verre, un étui à brosse à dents ancien, une brosse à dents en blaireau et une brosse à ongles en imitation écaille de tortue. Où ai-je dîné hier soir ? Au Splash. Pas grand-chose à en dire : bellini plein de flotte, salade de rucola, idem, serveuse maussade. Après quoi j’ai regardé la rediffusion d’un ancien Patty Winters Show retrouvé sur une cassette qui, je le croyais, contenait un reportage sur les sévices et le meurtre dont avaient été victimes deux prostituées au printemps dernier, Patty Winters Show dont le thème était ‘‘Votre Petit Compagnon à Quatre Pattes : Lui Aussi Peut Devenir une Star de Cinéma’’. Pour l’instant, je suis occupé à acheter une ceinture — pas pour moi — ainsi que trois cravates à quatre-vingt-dix dollars, dix mouchoirs, un peignoir à quatre cents dollars et deux pyjamas Ralph Lauren. Je demande qu’on livre le tout chez moi, sauf les mouchoirs, sur lesquels je vais faire broder des initiales, avant de les faire envoyer chez P&P. J’ai déjà fait un demi-esclandre au rayon chaussures pour dames, dont j’ai été chassé, à ma grande gêne, par une vendeuse au désespoir. Ça n’est tout d’abord qu’un vague sentiment de malaise, que je ne peux identifier, puis qui se confirme, sans que je puisse être formel, l’impression que quelqu’un me suit, que l’on me file d’un rayon à l’autre.

Je suppose que Luis Carruthers se veut incognito. Il porte une espèce de veste de soirée en soie, à imprimé jaguar, des gants en peau de cerf, un chapeau de feutre, des lunettes noires d’aviateur et, dissimulé derrière une colonne, il feint d’examiner un étalage de cravates, l’air empoté, me jetant un bref regard en coin. Je me penche pour signer quelque chose, une facture, je crois et, à cause de sa présence, je me surprends à me dire l’espace d’un instant que, peut-être, après tout, une vie liée à cette ville, à Manhattan, à ce travail, n’est pas une bonne chose, et je visualise soudain Luis dans une soirée horrible, en train de boire un bon petit rosé bien sec, des pédales agglutinées autour d’un piano, un quart de queue, des airs de comédies musicales, et maintenant, il tient une fleur à la main, et maintenant il a un boa autour du cou, et le pianiste attaque un extrait des Miz’, ma chère.

— Patrick ? C’est toi ? s’enquiert une voix hésitante.

Comme dans un plan de coupe de film d’horreur — un zoom foudroyant — Luis Carruthers surgit brusquement, sans prévenir, de derrière sa colonne, à la fois furtif et bondissant, si c’est possible. Je souris à la vendeuse et m’éloigne, avec des gestes maladroits, me dirigeant vers un présentoir de bretelles, avec un besoin atroce de Xanax, de Valium, d’Halcion, de Frozfruit, de n’importe quoi.

Je ne le regarde pas, je ne peux pas le regarder, mais je le sens qui approche, ce que confirme le son de sa voix.

— Patrick... ? Bonjour...

Je ferme les yeux, porte la main à mon visage. « Ne me force pas à le dire, Luis », fais-je à mi-voix.

— Qu’est-ce que tu veux dire, Patrick ? demande-t-il, faussement innocent.

Un silence ignoble, puis il ajoute : « Patrick… Pourquoi ne me regardes-tu pas ? »

— Parce que je t’ignore, Luis, dis-je, vérifiant le prix d’un gilet Armani pour me calmer. Tu ne t’en rends pas compte ? Je t’ignore.

— Patrick, ne peut-on pas se parler, simplement ? demande-t-il, d’une voix geignarde. Patrick... Regarde-moi.

Je prends une brève inspiration, soupire, et déclare enfin : « Nous n’avons rien, rien à... »

— On ne peut pas continuer ainsi, coupe-t-il avec impatience. Moi, je ne peux pas continuer ainsi.

Je marmonne quelque chose. Je commence à m’éloigner. Il me suit et insiste.

— De toute façon, dit-il, une fois à l’autre bout du magasin, tandis que je feins d’examiner un étalage de cravates de soie, la vue brouillée, tu seras content d’apprendre que je suis muté... Dans un autre État.

Quelque chose s’éveille en moi, vaguement, et je parviens à demander « Où ? », toujours sans le regarder.

— Oh, dans une autre filiale, dit-il avec une remarquable décontraction, sans doute due au fait que j’ai voulu en savoir plus à propos de sa mutation. En Arizona.

— Ter-rible, fais-je à mi-voix.

— Tu veux savoir pourquoi ?

— Non, pas vraiment. 

— A cause de toi.

— Ne dis pas cela.

— A cause de toi.

— Tu es malade.

— Si je suis malade, c’est à cause de toi, dit-il d’un ton trop négligent, examinant ses ongles. A cause de toi, je suis malade, et sans espoir de guérison.

— Ça devient vraiment excessif, cette espèce d’obsession, complètement, complètement excessif, dis-je me dirigeant vers un autre rayon.

— Mais je sais que tu ressens la même chose que moi, dit Luis, m’emboîtant le pas. Et je le sais parce que... il hausse les épaules, et conclut à mi-voix : Ça n’est pas parce que tu refuses d’admettre certains... sentiments, que tu ne les ressens pas.

— Qu’est-ce que tu essaies de me dire ? fais-je d’une voix sifflante.

— Je sais que tu ressens la même chose que moi. D’un geste théâtral, il arrache ses lunettes de soleil, comme si cela constituait un argument irréfutable.

— Tu en es arrivé à une... à une conclusion erronée, dis-je, la voix étranglée. Tu es définitivement... malsain.

— Pourquoi ? Est-ce si mal de t’aimer, Patrick ? 

— Oh... mon Dieu...

— De te vouloir ? De vouloir être avec toi ? Est-ce si mal ?

Je le sens qui me dévore du regard, au bord de l’effondrement total. Je ne trouve aucune réponse, si ce n’est un long silence. Enfin, je contre-attaque, d’une voix mauvaise : Mais qu’est-ce que cela signifie, cette incapacité permanente à analyser rationnellement une situation ? Hein ?

Je lève les yeux des pull-overs, des cravates, je ne sais pas, et lui jette un regard. Instantanément, il sourit, soulagé que je lui aie accordé une seconde d’attention, mais bientôt son sourire se brise, car dans les recoins obscurs de son âme de pédale, quelque chose lui dit que ce n’est pas cela, et il se met à pleurer. Très calme, je me dirige vers une colonne afin de me cacher ; il me suit et m’agrippe brutalement par l’épaule, me retournant face à lui : Luis occulte la réalité.

Je lui demande de partir, tandis qu’il sanglote : « Oh mon Dieu, Patrick, pourquoi est-ce que tu ne m’aimes pas un peu ? », sur quoi, de façon consternante, il tombe à terre, à mes pieds.

— Relève-toi, dis-je entre mes dents, immobile. Relève-toi.

— Pourquoi ne pouvons-nous pas être ensemble ? sanglote-t-il, frappant le sol du poing.

— Parce que je... je ne — je parcours rapidement le magasin du regard, m’assurant de ce que personne n’écoute ; il s’accroche à mon genou, je balaye sa main — ... Je ne te trouve pas attirant... sexuellement », fais-je en chuchotant, furieux, les yeux baissés vers lui. « Je n’arrive pas à croire que c’est moi qui ai dit cela », conclus-je entre mes dents, m’adressant à moi-même, à personne, secouant la tête pour essayer de remettre de l’ordre dans mes pensées. Les choses ont atteint un tel degré de confusion que je n’arrive plus à suivre. « Laisse-moi, s’il te plaît », dis-je à Luis, et je commence à m’éloigner.

Incapable d’enregistrer cette demande, Luis s’accroche à l’ourlet de mon trench-coat en soie Armani et s’écrie, gisant toujours sur le sol. Je t’en prie, Patrick, je t’en prie, ne me quitte pas.

— Ecoute-moi, dis-je, m’agenouillant et essayant de le relever. Mais il se met alors à crier quelque chose d’inintelligible, qui se transforme en une plainte déchirante qui s’enfle peu à peu, allant crescendo, et finit par attirer l’attention d’un agent de sécurité de chez Barney, debout devant la porte principale, lequel se dirige vers nous.

— Regarde ce que tu as fait, dis-je à voix basse, effondré. Lève-toi. Lève-toi.

— Tout va bien ? demande l’agent de sécurité, un grand Noir costaud, le regard baissé vers nous.

— Oui, merci, fais-je, jetant à Luis un regard furieux. Tout va très bien.

— Nooooon, gémit Luis, ravagé de sanglots.

— Mais si, dis-je, levant les yeux vers le gardien.

— C’est bien sûr ? demande-t-il.

— Accordez-nous une minute, dis-je, avec un sourire professionnel. Nous avons besoin d’être seuls un instant. Je me retourne vers Luis. « Allons, Luis. Relève-toi. Tu te laisses aller. » Les yeux vers l’agent de sécurité, je lève une main, hoche la tête : Une petite minute, s’il vous plaît.

Il me fait un signe de tête, sans conviction, et retourne à son poste d’un pas hésitant.

Toujours à genoux, j’attrape Luis par ses épaules secouées de sanglots. « Écoute-moi, Luis, dis-je d’une voix sourde, comminatoire, comme si je menaçais un enfant d’une punition, si tu ne cesses pas de pleurer, espèce de pauvre putain de pédale, je t’ouvre la gorge comme une merde. Tu m’écoutes ? » Je le gifle légèrement, deux fois. « C’est clair, non ? »

— Oh, tue-moi », gémit-il, les yeux clos, hochant sans cesse la tête, de plus en plus incohérent. « Si je ne peux pas t’avoir, je ne veux pas vivre. Je veux mourir », ajoute-t-il, pleurant comme un veau.

Je sens que ma raison risque de basculer, là, chez Barney et, attrapant Luis par son col que je tords dans mon poing, j’attire son visage tout contre le mien et chuchote, d’une voix à peine audible : « Écoute-moi, Luis. Est-ce que tu m’écoutes ? Généralement, je ne préviens pas les gens, Luis. Alors-estime-toi-heureux-que-je-te-prévienne. »

Toute raison annihilée, émettant des sons gutturaux, la tête courbée par la honte, il me fait une réponse à peine intelligible. L’attrapant par les cheveux — ils sont cartonnés par la mousse, dont j’identifie le parfum ; c’est Cactus, une nouvelle marque —je lui relève brutalement la tête et lui crache au visage, la voix grondante : Écoute, tu veux mourir ? Je m’en charge, Luis. J’ai déjà fait ça, et je vais te viander, t’ouvrir le bide comme un porc et te faire bouffer tes tripes pleines de merde jusqu’à ce que tu en crèves, espèce de tante à la con.

Il n’écoute pas. Toujours accroupi, je le regarde, incrédule.

— Je t’en prie Patrick, je t’en prie. Écoute-moi, j’ai tout prévu. Je quitte P&P, et toi aussi tu peux partir, et, et, nous irions nous installer en Arizona, et alors...

— Tais-toi, Luis. Je le secoue. « Oh, mais tais-toi, bon Dieu. » Je me relève prestement, brosse mon trench-coat d’un revers de main et, quand je crois que je vais enfin pouvoir m’en aller, Luis agrippe ma cheville droite et tente de s’accrocher, tandis que je me dirige vers la sortie en le tramant sur deux mètres avant de lui flanquer un coup de pied dans la figure, tout en lançant un sourire d’impuissance à un couple qui traîne au rayon chaussettes. Luis lève vers moi un regard implorant tandis qu’une petite entaille commence à apparaître sur sa joue gauche. Le couple s’éloigne.

— Je t’aime, vagit-il d’une voix déchirante. Je t’aime.

— J’en suis convaincu, Luis, fais-je en criant. Tu m’as convaincu. Maintenant, relève-toi.

Par chance, un vendeur intervient, effrayé par cette scène, et l’aide à se lever.

Quelques minutes plus tard, quand il est suffisamment calmé, nous nous retrouvons tous deux près de la porte principale de chez Barney. Il tient un mouchoir à la main, et serre les paupières. Un bleu apparaît peu à peu sous son œil gauche, qui enfle lentement.

— Eh bien, il faut que tu aies, disons, le cran d’affronter, euh, la réalité des choses, lui dis-je.

Au supplice, il observe d’un œil fixe la pluie tiède qui tombe, derrière la porte-tambour du magasin, puis, avec un soupir douloureux, se tourne vers moi. Je regarde les rangées de cravates, les rangées interminables, puis lève les yeux vers le plafond.

 

 

 

ENFANT, AU ZOO

 

 

Les jours passent. La nuit, je dors par périodes de vingt minutes. Je me sens désœuvré, tout me paraît sinistre, et mon besoin compulsif de meurtre, qui surgit, s’évanouit, resurgit, pour disparaître à nouveau, me laisse à peu près tranquille pendant ce paisible déjeuner au Alex Goes to Camp, où je prends la salade de saucisses de mouton au homard et les haricots blancs arrosés de citron vert et de vinaigre de foie gras. Je porte un jean délavé, une veste Armani, et un T-shirt blanc Comme des Garçons à cent quarante dollars. J’appelle chez moi pour écouter mes messages. Je rapporte des cassettes vidéo. Je fais halte à un distributeur de billets. Hier soir, Jeanette m’a demandé : « Patrick, pourquoi gardes-tu des lames de rasoir dans ton portefeuille ? » Au Patty Winters Show de ce matin, il était question d’un garçon qui était tombé amoureux d’un paquet de lessive.

Incapable de m’assurer une façade crédible aux yeux des gens, je me retrouve en train d’errer dans le zoo de Central Park, les nerfs en boule. Les dealers traînent devant les grilles, et l’odeur du crottin de cheval, à cause des fiacres qui passent constamment, flotte au-dessus de leur tête et envahit le zoo, et le sommet des gratte-ciel, des immeubles de la Cinquième Avenue, le Trump Plaza, le AT&T Building, qui encerclent le parc qui encercle le zoo, accusant ce qu’il a d’artificiel. Un gardien, un Noir, qui passe la serpillière dans les lavabos des hommes, me demande de tirer la chasse d’eau de l’urinoir après usage. « Fais-le toi-même, nègre », lui dis-je, et il fait un mouvement vers moi, puis recule en voyant briller une lame de couteau. Tous les kiosques de renseignements semblent fermés. Un aveugle mâchonne un bretzel. Il se nourrit. Deux ivrognes, des pédés, se consolent l’un l’autre sur un banc. Non loin de là, une mère donne le sein à son bébé, ce qui éveille quelque chose d’horrible en moi.

Le zoo paraît désert, privé de vie. L’ours polaire est souillé, il a l’air drogué. Un crocodile flotte, morose, dans une mare artificielle, visqueuse. Le regard des macareux est fixe, affligé, derrière la cage de verre. Les toucans ont un bec coupant comme une lame. Les phoques plongent bêtement des rochers dans l’eau noire qui tourbillonne, en barrissant de manière imbécile. Le gardien du zoo leur jette des poissons morts, et un attroupement se forme autour du bassin, essentiellement des adultes, certains accompagnés d’enfants. Sur le grillage, un panneau rappelle : L’ARGENT PEUT TUER. LES PIÈCES DE MONNAIE AVALÉES PEUVENT SE LOGER DANS L’ESTOMAC DE L’ANIMAL ET PROVOQUER DES ULCÈRES, DES INFECTIONS, ET LA MORT. NE PAS JETER DE MONNAIE DANS LE BASSIN. Donc, qu’est-ce que je fais ? Je jette une poignée de petite monnaie dans le bassin, pendant que les gardiens ont le dos tourné. Je n’ai rien contre les phoques — c’est la joie du public devant eux qui me dérange. La chouette blanche a exactement les mêmes yeux que moi, surtout quand elle les écarquille. Et comme je demeure là, immobile, la fixant du regard derrière mes lunettes de soleil baissées, un message tacite passe entre moi et l’oiseau — et je ressens une sensation bizarre, une sorte d’urgence très étrange qui génère ce qui va suivre, et qui débute, a lieu et finit très rapidement.

L’ombre fraîche de la maison des pingouins — « Au Bord de la Banquise », annonce le zoo, non sans prétention — contraste nettement avec la moiteur du dehors. Les pingouins se laissent glisser languissamment dans l’eau, derrière les parois de verre contre lesquelles s’agglutinent les spectateurs. Ceux qui restent sur le rocher, sans nager, paraissent abrutis, harassés, morts d’ennui ; ils se contentent de bâiller, s’étirent parfois. La sono diffuse de faux bruits de pingouins, des cassettes probablement, et on a augmenté le volume, car la salle est bondée. Ils sont mignons, les pingouins. J’en vois un qui ressemble à Craig McDermott.

Un enfant, cinq ans à peine. Il est en train de finir une friandise. Sa mère lui dit de jeter l’emballage, puis reprend sa conversation avec une autre femme, accompagnée d’un enfant à peu près du même âge. Tous trois plongent leur regard dans le bleu sale du bassin des pingouins. L’enfant se dirige vers la poubelle située dans un coin sombre, au fond de la salle, et derrière laquelle je suis à présent tapi. Il se dresse sur la pointe des pieds, et jette soigneusement le papier dans la poubelle. Je chuchote quelque chose. L’enfant m’aperçoit et demeure ainsi, immobile, à l’écart de la foule, légèrement effrayé, mais fasciné, et muet de stupeur. Je le fixe aussi.

— Veux-tu... un biscuit ? fais-je, plongeant la main dans ma poche.

Il hoche sa petite tête, lentement, en haut, en bas, mais avant qu’il n’ait eu le temps de répondre, une immense vague de fureur balaie ma conscience et, tirant le couteau de ma poche, je le poignarde prestement, au cou.

Ahuri, il recule dans la poubelle, gargouillant comme un nouveau-né, sans pouvoir crier ni pleurer, à cause du sang qui commence à gicler de sa blessure à la gorge. Certes, j’aimerais bien voir mourir cet enfant, mais je le pousse à terre derrière la poubelle, avant de me mêler à la foule, l’air de rien, et touche l’épaule d’une jolie fille, lui désignant en souriant un pingouin qui se prépare à plonger. Dans mon dos, un regard attentif verrait les pieds de l’enfant qui s’agitent derrière la poubelle. Je surveille d’un œil la mère qui, au bout d’un moment, s’apercevant de l’absence de son fils, commence à scruter la foule autour d’elle. De nouveau, je pose ma main sur l’épaule de la fille qui sourit et hausse les épaules d’un air d’excuse, je ne sais pas pourquoi.

Lorsque sa mère l’aperçoit enfin, elle ne crie pas car, ne voyant que ses pieds, elle s’imagine qu’il se cache pour jouer. Elle paraît tout d’abord soulagée de l’avoir retrouvé, et se dirige vers la poubelle en disant : « Tu joues à cache-cache, mon chéri ? » d’une voix attendrie. Mais de là où je me tiens, derrière la jolie fille, dont je viens de m’apercevoir que c’est une étrangère, une touriste, je vois le moment exact où la mère change de visage, effrayée soudain et, balançant son sac à main derrière son épaule, elle écarte la poubelle, découvrant son fils, le visage complètement recouvert de sang, ce pourquoi l’enfant a du mal à cligner des paupières, tandis qu’il se tient la gorge à deux mains, agitant les jambes, mais plus faiblement à présent. La mère émet un son — que je ne pourrais pas décrire — un truc aigu, qui finit par un cri.

Quelques personnes se retournent tandis qu’elle se jette à terre à côté de son fils, et je m’entends crier, d’une voix bouleversée : « Je suis médecin, reculez, je suis médecin ! » et, m’agenouillant aux côtés de la mère, sous les regards intéressés d’un cercle de curieux, je la force à lâcher l’enfant qui gît à présent sur le dos, cherchant en vain à reprendre souffle, le sang jaillissant régulièrement de son cou, formant un arc rouge, faible, qui vient détremper sa chemise Polo. Tout en tenant la tête de l’enfant avec vénération, prenant garde à ne pas me tacher, je me rends vaguement compte que si quelqu’un demande du secours, et qu’un vrai docteur est dans le coin, l’enfant a de bonnes chances d’être sauvé. Mais rien ne se passe. Je continue de lui tenir la tête, imbécilement, tandis que sa mère — plutôt moche, le genre juif, grosse, faisant des efforts pathétiques pour être chic, avec un jean griffé et un vilain pull-over de laine noire à motif de feuilles — crie faites quelque chose, faites quelque chose, faites quelque chose, tous deux inconscients de la pagaille, des gens qui commencent à crier dans tous les sens, reportant toute notre attention sur l’enfant agonisant.

Tout d’abord assez content de moi, je me sens soudain secoué par une violente décharge de tristesse, d’accablement, en me rendant compte à quel point il est gratuit, et affreusement douloureux de prendre la vie d’un enfant. Cette chose devant moi, cette petite chose qui se tortille et qui saigne, n’a pas de vraie histoire, pas de passé digne de ce nom, rien n’est vraiment gâché. Il est tellement pire (et plus satisfaisant) de prendre la vie d’un être qui a atteint ses belles années, qui est déjà riche des prémisses d’un destin, avec une épouse, un cercle d’amis, une carrière, quelqu’un dont la mort affectera beaucoup plus de gens — dont la capacité de souffrance est infinie — que ne le fera la mort d’un enfant, ruinera peut-être beaucoup plus de vies que la mort dérisoire, minable, de ce petit garçon. Dans l’instant, je ressens le désir presque incontrôlable de poignarder également la mère, qui est en pleine crise d’hystérie, mais je ne peux rien faire, que la gifler violemment, en lui criant de se calmer. Mon geste n’occasionne aucun regard de désapprobation. J’ai vaguement conscience d’une lumière dans la pièce, d’une porte ouverte quelque part, de la présence des responsables du zoo, d’un agent de sécurité ; quelqu’un — un des touristes — prend une photo, le flash éclate, et les pingouins s’agitent comme des fous dans le bassin, derrière nous, se jetant contre la paroi de verre, pris de panique. Un flic m’écarte, bien que je lui aie dit que j’étais médecin. On traîne le petit garçon dehors, on l’allonge par terre, on lui ôte sa chemise. Un dernier hoquet, et il meurt. On est obligé de retenir la mère.

Je me sens vidé, à côté de moi-même, et même l’arrivée de la police ne me décide pas à m’en aller. Je reste avec la foule, devant le bâtiment des pingouins, comme des dizaines de gens, me mêlant à eux, avant de m’écarter, lentement, de m’éloigner. Enfin, je me retrouve sur le trottoir de la Cinquième Avenue, surpris de voir ma chemise si peu tachée de sang, et je fais halte dans une librairie, où j’achète un livre, puis à un distributeur au coin de la Cinquante-sixième Rue, où j’achète un Mars — à la noix de coco —, et j’imagine un trou, un trou qui va s’élargissant dans le soleil, et pour quelque mystérieuse raison, cela brise la tension que j’ai ressentie tout d’abord en voyant les yeux de la chouette blanche, et qui a réapparu après que le petit garçon eut été traîné hors de la maison des pingouins, tandis que je m’éloignais, les mains couvertes de sang, libre.

 

 

 

American Psycho
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